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à 17h
Rencontre avec Marie-José Minassian, l'auteur de Une fille de M. Buxtehude - Histoire d'une femme sans histoire à la librairie Boréalia à Paris.
Rencontre avec Marie-José Minassian à la librairie Borélia en juin 2021
Au printemps de l’année 1706, Anna Margreta Buxtehude prit la décision de mener à bien le dessein qu’elle avait formé lors de la visite à son Père de jeunes musiciens venus de Hambourg – celui de raconter l’histoire de sa vie. Son désir un peu vague de l’époque avait peu à peu pris le pas sur tout ce qu’elle considérait comme donnant un sens à ses tâches. Celle qu’elle s’assignait aujourd’hui se faisait pressante, son Père entrant dans ces moments où les forces s’amenuisent et la mémoire devient nonchalante. Lui-même ne semblait guère s’inquiéter de ce que quiconque sût quels avaient été les événements notables de sa vie, car il estimait que son œuvre disait de lui davantage. Et que son éloge funèbre, dont il notait en ces jours les grandes lignes pour celui qui aurait à l’écrire et à le prononcer, suffirait aux éventuels curieux, ou aux hommes reconnaissants.
Certainement. Pourtant, Anna Margreta estimait qu’elle se devait d’entreprendre un tel récit, autant pour lever les obscurités qu’elle sentait peser sur cette vie, que pour offrir un miroir en vue de leur avenir à tous ceux qui choisiraient de suivre la même austère et belle voie que celle que son Père avait retenue. Il était encore à ses côtés, et pouvait lui raconter ce que personne ne savait, ce dont parfois il n’avait été que le témoin indirect, toutes choses qui cependant avaient ordonné son chemin sans que jamais il en mesurât la portée dans l’instant de ses perplexités.
Si Herr Schütz n’avait pas fait cette profession de foi, affirmant son regret d’une position plus modeste et servant mieux son art, peut-être n’aurais-je pas très tôt compris le sens de mon propre engagement et de ma fidélité envers une ville et une église. Mais vous verrez que ce n’est pas là la seule raison, même si celle-ci explique en partie ce que, ma fille, tu penses depuis toujours être ma trop grande modestie.
Les autres raisons tiennent à mes rencontres, aux hommes qui ont su me faire comprendre, jeune organiste encore, que le pouvoir se laisse aller à des caprices égoïstes qui tiennent rarement compte des exigences de notre métier. Je vais vous donner un exemple de cela, pour rester dans l’atmosphère de la cour de Christian IV. Ce roi était si épris de musique qu’il n’avait que peu de considération pour ceux qui la faisaient. Il décida de concevoir une source de sons invisible, provenant d’un espace que nul ne percevait, où seule l’ouïe était concernée. Peut-être pensait-il que les corps des musiciens faisaient barrage au son pur. Ainsi, dans son château des Roses, les malheureux instrumentistes jouaient-ils dans une cave, la cave aux vins, située sous le Salon d’Hiver ; les sons se diffusaient par des conduits placés dans les murs et le plafond.
Le roi satisfaisait de cette façon son goût pour la technique et sa passion pour la musique, se souciant peu des hommes et du fait que, pour jouer agréablement du luth, les doigts des musiciens ne devaient pas être gelés ! Il me semble qu’il avait tort en pensant que la prouesse technique n’était qu’un jeu et que la musique était ailleurs. Il avait tort car ce sont ces corps qui font la musique : des corps s’offrent, sont traversés par les sons, les restituent aux hommes et aux femmes qui les reçoivent et ces traversées des corps – le corps émettant le son et le corps le recevant – sont essentielles pour comprendre la musique et y puiser de la joie. L’énigme de la musique se résout dans nos corps, comme vous le savez, mes filles. Et cette résolution les transporte au plus près du Seigneur.
Jardinière et philosophe, voyageuse et traductrice, pédagogue et mélomane, M.J.M. a longtemps enseigné la philosophie en terminale, tout en contribuant à diverses revues, notamment L’Âne-Magazine freudien et Horizons philosophiques. Travaillant également pour deux revues de pédagogie, elle a milité dès l’an 2000 pour l’introduction de la philosophie auprès des jeunes enfants. En 2001, elle inaugure un cours de philosophie de la musique à l’université de Paris-VIII (Département Musique). Travaillant sur la question de la musique comme expérience liminaire, à la frontière de la nature et de la culture, elle s’est particulièrement intéressée au rôle des femmes à l’origine de la musique : les lamentations et accompagnements conventionnels lors des rites de passage et les grands temps de la vie. C’est durant l’une de ses leçons, en 2007, que naît le projet de rendre justice à Anna Margreta Buxtehude, et d’ajouter sa modeste contribution à la figure de Dietrich Buxtehude, compositeur mal connu, un des pères spirituels de Jean-Sébastien Bach. Avec la liberté que donne la forme romanesque, cependant étayée par un travail historique exigeant, elle a notamment cherché à comprendre les liens que le compositeur pouvait entretenir avec le piétisme, ce que la plupart des biographes ont souvent passé sous silence.